LA CROIX VENDREDI 19
SEPTEMBRE 2003
«Nous
voilà astreints à réfléchir au mal»
« Je ne crois pas qu’une
société puisse durablement vivre en développant une image dévalorisée ». jean-Claude Guillebaud
Penser autrement - «Sans le savoir,
nous sommes déjà entrés dans un nouveau monde», affirme jean-Claude Guillebaud dans son dernier livre, Le Goût de l'avenir (1), titre tiré de la définition que le
sociologue Max Weber donnait de la politique, conçue comme un projet commun. Pour
lui, la révolution en cours (économique, informatique et génétique) a pris de
vitesse nos concepts traditionnels et nous met en demeure de penser au-delà
d'un pur présent marqué par l'incertitude, habité par un individualisme sans
perspectives fondatrices dont la vacuité contribue à nous égarer
collectivement. L'autonomie de l'être moderne, fruit d'une conquête historique,
s'accompagne aujourd'hui d'une rupture du lien social, d'une «désaffiliation» progressive qui affectent
la transmission et portent en germe une solitude inquiète, privée de repères,
aphasique et déphasée, face aux défis des temps futurs.
C'est en remontant aux sources du renoncement contemporain
que l'essayiste s'attache à dépasser la résignation et le fatalisme actuels.
Dans ce livre fécond qui brasse des idées neuves, puisées dans divers champs de
recherches, Jean-Claude Guillebaud préconise de «penser autrement» et recommande
de «pêcher plus profond dans l'océan des idées» en s'efforçant de «relier les
savoirs».
Dans ce livre, (Le Goût de
l'avenir), Jean-Claude Guillebaud poursuit son enquête sur le désarroi
contemporain, commencée en 1995. Cette fois, il sonde notre inappétence à
prendre collectivement notre destin en main et notre tendance au repli
individualiste. Nous sommes aussi plongés dans une triple révolution
(économique, informatique, génétique) qui va trop vite pour que nous parvenions
à la comprendre et à l'analyser. Cette mutation dérègle nos repères et nous
laisse, pour l'instant, déboussolés, déphasés. Pour «La Croix», Jean-Claude
Guillebaud explore les symptômes de ce malaise dans la civilisation et esquisse
de nouvelles raisons d’espérer
Interview de Jean-Claude Guillebaud par jean-Claude RASPIENGEAS :
On n'a pas les mots, dites vous, pour qualifier le changement
historique, anthropologique en cours. Quelles
en sont, au moins, les formes?
Jean-Claude Guillebaud : Nous ne vivons pas simplement le
passage d'un siècle à un autre mais un changement comparable à la chute de
l’empire romain, à la fin de la société médiévale, à la Renaissance ou au
début du siècle des Lumières. Autant d'événements qui ont signifié
l'engloutissement d'un monde avec ses équilibres, sa cohérence, sa vision du
temps , de l'espace, des rapports
humains. Des philosophes comme Michel
Serres ou Ilya Prigogyne, prix
Nobel de chimie (récemment disparu), pensent même que nous vivons un
basculement comparable à la révolution néolithique, il y a douze mille ans,
quand l'homme est passé de la cueillette à l'agriculture, du nomadisme à la
sédentarité. Ce changement qui va plus vite que les idées n'aura pris qu'une
vingtaine d'années. Trois révolutions se sont produites en même temps et
interagissent :
- La révolution économique avec la mondialisation. La montée
en puissance d'une économie hors-sol, de plus en plus déterritorialisée face à
une démocratie toujours enracinée dans le territoire
- La révolution informatique et le
cyberespace qui surgit comme un sixième continent vers lequel se déplacent la
plupart des activités humaines. C'est un espace que nous ne savons pas encore
analyser parce que les notions de temps et d'espace n'y ont pas le même sens
que dans notre vie ordinaire,
- La révolution génétique, enfin, nous introduit dans un nouveau
rapport à la procréation, à la filiation, bouscule le principe généalogique et
la définition de l'humain.
Nous avons beaucoup de mal avec nos
catégories traditionnelles à désigner, à comprendre ce nouvel univers dans
lequel nous vivons déjà. Pour reprendre l'expression du philosophe Jean-Luc
Nancy: « Il est assez difficile de vivre dans un monde qui n'est pas encore
pensé.
Vous notez que notre société a cessé de penser le Mal.
Pourquoi et comment? La pensée utilitariste moderne, agnostique et pratique de
la modernité, notamment néo-libérale, tenait la question du Mal pour une vieillerie
théologique. Tout d'un coup, après le génocide au Rwanda et le 11 septembre à
New York, nous avons repris conscience que le crime gratuit, la volonté de
destruction, le nihilisme existaient toujours. La philosophie morale a déserté
le champ de la réflexion universitaire. Nous voilà de nouveau astreints à
réfléchir au Mal, question essentiellement spirituelle. Le Mal nous est-il
extérieur ou logé en chacun de nous? La théologie chrétienne ou l'herméneutique
juive ont plus à nous dire sur le sujet que la pensée économique.
- Comment avons-nous pu oublier l'acuité de cette question, quelques
années seulement après les ravages du nazisme et du communisme?
C'est vrai que
nous avons un peu vite oublié la question que nous posait la Shoah, ce trou noir dans le
siècle. En Europe occidentale, nous avons vécu une très grande période de paix.
Je suis né en 1944 et j'appartiens à la première génération qui a connu un
laps de paix aussi long. Notre société hédoniste, prospère, soucieuse de
croissance, aux prises avec un individualisme triomphant, absorbée par le
spectacle, avait largement congédié cette question du Mal.
- Vous pointez la montée du sentiment de peur, de quoi est-il le
symptôme?
Il est assez étrange. Nous vivons
dans des sociétés plus sûres, plus protégées à tous les sens du terme qu'il y a
un siècle. Or, un sentiment de peur nous habite. Nous sommes tenaillés au fond
de nous-mêmes par le sentiment de la rupture et de l'atomisation de l'être
ensemble. Or, nous sommes assez inattentifs à la perte du lien parce que nous
sommes encore grisés par la conquête récente de l'autonomie individuelle. Nous
avons du mal à comprendre de quel prix elle se paie.
L'individu souverain devient un individu orphelin, solitaire, anxieux
de sa propre solitude, de sa propre liberté. C'est le lien avec l'autre qui me
constitue comme être humain.
Si je perds le lien, je perds mon identité. Je
ne suis plus rien.
Les théologiens parlent du risque
de «dé-création humaine». Emmanuel
Levinas explique que tout individualiste forcené est un usurpateur. Il
usurpe au fond de lui-même la place de l'autre qui lui permet d'être. L'individu est le produit du lien.
- Ce malaise intervient pourtant à une époque où l'on n'a jamais autant
multiplié les outils censés nous relier les uns aux autres...
-C'est l'effet, pour reprendre
l'expression du théologien protestant Jacques
Ellul, du «bluff technologique». L'illusion serait de croire que la
technologie produit du lien : en réalité, elle se greffe en parasite sur un
lien déjà créé. Si je téléphone trois fois par jour à ma femme sur mon
portable, ce n'est pas grâce au portable que j'ai ce lien, mais c'est grâce au
lien qui préexistait avec elle... Toutes ces technologies «marchandisent» nos
échanges. Or, le lien appartient, presque par définition, à l'ordre de la
gratuité.
- Nous aurions perdu, dites-vous, le goût de
l'avenir, le désir d'un dessein commun. A quels signes reconnaît-on ce renoncement?
- Depuis une vingtaine d'années,
les politiques expliquent à ceux qui les ont élus qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose contre les marchés
financiers, contre la délocalisation, contre l'explosion du chômage et des
inégalités. Ils invoquent des contraintes extérieures. Etrange discours de
l'impuissance. On a lentement infusé dans la tête de nos contemporains l'idée que nous n'avions plus beaucoup de
moyens d'agir sur le monde. Jacques
Ellul rappelait souvent, empruntant la formule à Jacques Ellul, que nous étions désormais « les jouets d'un processus sans sujet ».
Comme si nous dévions nous
abandonner à des empires sans empereur. Ce renoncement assez effrayant porte en
germe la disparition de la démocratie, son implosion, sa désactivation. Si on
ne peut plus élire des représentants capables de mettre en oeuvre des choix collectivement décidés,
de résister ou de casser les fatalités, de construire un projet de société, si
cette faculté nous est confisquée, alors nous ne sommes plus dans la
démocratie. Cette impuissance est aussi en partie volontaire. Nous venons de
vivre un siècle marqué par les fourvoiements de la volonté qui se sont soldés
par deux totalitarismes, deux guerres mondiales...Nous en sommes sortis comme
sonnés par nos propres échecs, avec désormais la tentation d'intervenir le
moins possible sur l'Histoire. Notre désenchantement nous a aidés à consentir à
notre impuissance. Mieux vaut jouir du présent, se protéger plutôt que de
croire à des lendemains qui chantent ou de penser qu'un autre monde est
possible. Consentir à ne plus agir sur le monde revient à l'abandonner à ses
logiques de puissance, de domination, d'inégalité, bref à déserter l'Histoire.
Je ne crois pas qu'une société puisse durablement vivre en développant une
image dévalorisée de l'avenir
- Pourquoi est t-il si difficile de résister à ce renoncement?
Parce que le monde est devenu plus
opaque, plus énigmatique. Quand on sort d'un siècle abasourdi de massacres et
d'échecs, la tentation hédoniste
est forte. Après moi, le déluge... Le judaïsme est porteur de l'idée que nous
sommes du monde à venir. Pour reprendre la belle phrase de Levinas : «Le temps va quelque part». C'est la part juive de notre
héritage que les chrétiens ont reformulée sous le nom d'espérance, que les
philosophes des Lumières ont laïcisée en l'appelant progrès. C'est la même
idée: nous sommes en route vers un futur dont nous espérons qu'il sera meilleur
- Vous en appelez à «l'urgence d'inventer une forme de résistance
mentale ». A quoi pourrait-elle ressembler?
Elle s'organise déjà sous nos yeux. A une espèce d'atonie politique
s'oppose une vie intellectuelle et associative très dense. Des contre-feux
s'allument sans cesse. Le monde est riche de résistances diverses qui
tâtonnent. Je rends hommage dans mon livre aux recherches qui s'effectuent,
par exemple, dans la transdisciplinarité avec la volonté inlassable de
«relier les connaissances» comme dit Edgar
Morin, de lutter contre la parcellisation des savoirs qui nous conduirait
vers une société d'érudits analphabètes. Le savoir de chacun y serait tellement
spécialisé qu'il n'aurait plus de vision globale et le lien essentiel, celui du
partage, serait perdu..
- Pourquoi insistez-vous sur l'importance du fait religieux?
Parce que nous n’avons pas le
choix. Nous avons vécu plusieurs décennies d'une modernité qui a cru on avoir
fini avec le fait religieux, La pensée rationnelle, techno-scientifique, a été
tentée de désigner le religieux, c'est-à-dire la croyance, comme un archaïsme
qui devait céder la place au savoir vérifiable. Nous voyons bien que ce
raisonnement est dans l'impasse. Ce religieux qu'on a voulu congédier par la
porte revient par la fenêtre et de la pire façon.
Régis Debray
a raison de souligner qu'à rejeter le religieux, on fabrique du
fondamentalisme.
Quand on diabolise ou ringardise la quête spirituelle des hommes, on
s'expose à voir le balancier revenir de façon très violente. Je ne suis pas
très heureux de voir renaître dans toutes les religions des formes de
religiosité primitives, intolérantes, qui nous renvoient aux guerres de
religion.
- Comment pourrait s'établir la nouvelle cohabitation entre le religieux
et la démocratie moderne?
Elle s'établit déjà d'elle-même. La
laïcité moderne s'est construite contre le religieux en France, contre le
cléricalisme. Aujourd'hui en crise de sens, elle fait appel aux différentes
confessions pour lui en fournir. Grâce au théologien Olivier Abel, j’ai trouvé dans Pierre
Bayle, protestant persécuté au XVIe siècle, une image magnifique : la
tolérance n'est pas l'affaiblissement des croyances. Elle n'est, au contraire,
rendue possible que par la fermeté des croyances qui sont comme les piliers qui
soutiennent la voûte d'une cathédrale.
Il faut
refuser cette idée qui prétend que moins il y aurait de croyances, plus il y
aurait de paix. Que constate-t-on? Dans une société, moins il y a de croyances,
plus il y a de violences, de nihilisme et de mal.
Recueilli par
jean-Claude RASPIENGEAS
Jean-Claude Guillebaud, né en 1944, messager des savoirs
- Longtemps grand reporter au quotidien sud-ouest
<prix Albert Londres 1972), puis au Monde
et au Nouvel Observateur; Jean-Çlaude
Guillebaud a mené de front une double carrière de journaliste et d'éditeur,
notamment au Seuil avec la collection « L’histoire immédiate».
Ecrivain-voyageur (en Asie, on Océanie, en Abyssinie, sur les routes des
Croisades), l'ancien étudiant de Bordeaux qui voulait être professeur de droit
a bifurqué pour plonger dans la réalité et ausculter les multiples visages qui
composent l'humanité. Témoin des convulsions du monde dans les zones de guerre,
décrypteur des mouvements de la société; il a toujours su questionner son
époque.
- «Lorsque je suis entré au Seuil, raconte t-il, j'ai eu. la chance
d'être capté par une mouvance Intellectuelle, la pensée systémique, une nébuleuse animée par Edgar Morin, Miche Serres, René Girard, Henri Atian, Jean-Pierre Dupuy, llya Prigogyne qui s'intéressaient aux
questions de la complexité et de la transdisciplinarité. Ce fut, pour moi,
comme une seconde naissance. »
- En 1995, dans La Trahison des Lumières, Jean-Glaude Guillebaud s'Interroge sur «le désarroi contemporain». Son enquête se poursuit avec La tyrannie du plaisir (1998), puis La refondation du monde (1999), Le principe d'humanité (2001) et enfin Le goût de l'avenir. «Au fil du temps,
Michel Serres et Edgar Morin m'ont encouragé a être «un messager
interdisciplinaire», à entreprendre un travail de vulgarisation, a relier les
savoirs épars, plaide t-il pour expliquer sa démarche. Je n'ai pas changé de
métier : je fais toujours du journalisme.»
(1) Seuil
- 374 p. -21,50 euros.
Autres noms cités : -
*1 - Max Weber
*2 - Emmanuel Levinas
*3 - Michel Serres
*4 - Ilya Prigogyne, prix Nobel de
chimie
*5 - Jacques Ellul
*6 - Edgar Morin
*7 - Régis Debray
*8 - Olivier Abel
*9 - Pierre Bayle,
*10 - René Girard
*11 - Henri Atian
*12 - Jean-Pierre Dupuy
*13 - jean-Claude Raspiengeas
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